sábado, 10 de septiembre de 2016

Comentario sobre L´échange (versión francesa de "La tensión del umbral") - Claire Mazaleyrat (La Cause Littéraire)






Cousu de fil noir

Des dialogues brefs, de courtes phrases. Des personnages qui s’entrecroisent, qu’on aperçoit, qui disparaissent. Des pages arrachées dans des journaux anciens. Des rendez-vous au téléphone. Des cafés sous haute surveillance. Des menaces et des souvenirs. Une histoire impossible à raconter, et cette impression de devoir à chaque instant reprendre le fil qui s’emmêle, qui casse, qu’on maintient serré pourtant dans une main vide. Tout commence après coup, indirectement. Un dialogue lourd de non-dits pour évoquer la scène, comme si l’idée même d’un témoignage direct de la réalité était devenue impossible:

– Pour quoi faire ?
– Pour qu’on en parle !
– C’est un suicide.
– Etiologie douteuse.
– Suicide, je te dis.
– Une balle dans la poitrine en pleine rue, ça ne te suffit pas ?
– Ce ne sera pas publié.
– Vas-y. Tu jettes un œil et après on voit.

La scène sur laquelle s’ouvre ce roman est marquée par sa violence inattendue, et l’incompréhension qui saisit les spectateurs, très prompts pourtant à trouver une explication permettant de classer dans les faits divers ce qui s’est passé en pleine rue, en plein jour. Une jeune femme braque un homme, et retourne l’arme contre elle, tire, meurt. L’homme disparaît. On ne le voit pas, on ne le sait qu’avec d’autres choses curieuses : des journalistes, des doutes, la censure ou le manque d’intérêt de l’événement, des vides, des creux, un sens pourtant quelque part, sans doute. Le titre original du roman, La tensión del umbral, met en évidence ce jeu d’ombres et de tensions, et l’aspect inquiétant qui sourd des silences. Le roman est tout entier tendu comme un fil élastique, prêt à lâcher à tout instant, et à faire sauter à la figure du lecteur une vérité d’une intense violence.

Ce qui est en effet particulièrement réussi dans cette énième enquête policière, ce n’est pas tant la recherche exaltée des obscures raisons qui ont abouti à cette scène, que le récit de son effacement. A la multitude labyrinthique des personnages qui interviennent dans les dialogues des premiers chapitres, mêlant policiers et journalistes en une valse difficile à suivre, tant les vases communiquent dans un système marqué par la corruption généralisée, succède un évanouissement progressif de nombreux personnages, allant de pair avec le dévoilement des identités. Certains ne font qu’un. D’autres sont victimes d’accidents malencontreux. Dépossédés de l’affaire. Bref, on n’en parle plus. D’autant plus troublant est l’usage des seuls patronymes des personnages, qui empêche l’identification et permet une distance parfois glaçante avec le récit, accentuant encore sa noirceur déshumanisée. Seul s’acharne à essayer de comprendre le journaliste Guyot.

Alors qu’il apparaît très vite que des forces obscures essaient d’étouffer l’affaire, et qu’elle remue sans doute des souvenirs quelque peu désagréables, alors que l’étau se resserre autour de tous ceux qui, de près ou de loin, se mêlent de cette histoire, Guyot avance seul, et n’est pas excessivement menacé : on le laisse faire. Il en sourd une angoisse que ravivent les allusions à son propre passé, par bribes. Les ellipses et les blancs, les détours incessants d’une pièce à une autre, d’un « échange » qui ne prend sens que plusieurs chapitres plus loin, les codes que l’on devine sans jamais en détenir la clé, font de ce roman une quête laborieuse de la vérité, tant l’on sent la menace à chaque page, et une violence sourde. On n’échappe pas à la toile d’araignée dans laquelle chacun des personnages est pris, même lorsqu’on croit n’en être que le lecteur distant : «Guyot accumule des mots, ces gribouillis inutiles qui noircissent les pages immenses que les gens lisent en prenant un café. Tranquillité de savoir qu’on est celui qui lit et qu’on ne fait pas partie de ceux dont il est question dans ce qu’on lit » (p.36).

Cette apparente tranquillité se heurte pourtant à une réalité opaque, qui donne à toute l’enquête de Guyot l’impression qu’il est pris au piège, comme le lecteur, par des puissances ténébreuses. L’image qui se donne à lire de l’Argentine moderne est terrifiante : sous une chape de silence, les mêmes puissances qui ont marqué les années noires de la dictature continuent de tirer les ficelles, de faire disparaître les preuves de leur passé criminel, n’hésitant pas à assassiner tous les témoins. Sous l’apparence de retour à la démocratie, ce sont les mêmes tristes sires qui dirigent tous les organes de la vie publique, et Almeida montre à merveille les collusions entre journalistes et policiers, le rôle trouble des indics, la rivalité des différents services, dans une volonté générale d’étouffement. Ce qui se donne à voir entre les lignes tendues de ces dialogues où l’on ne dit rien, ou si peu, c’est la corruption d’un pays exsangue, qui continue à pratiquer l’art de la disparition, dans le plus grand secret. Les pages arrachées des avis de décès des années 90 ne semblent guère pourtant comporter de vérités dérangeantes, et cet exemple montre à quel point chacun avance en terrain miné. Comme dans un jeu, où les informations s’égrènent au compte-goutte, avec à chaque pas le risque de tomber.

« Ça a commencé comme un jeu. A peine Julia partie, ma sœur énumérait les choses qu’elle avait dites. Enfin, pas des choses, pas des informations, mais quelque chose, n’importe quoi. Jamais plus de trois » (p.110).

Le secret semble pourtant suinter de toutes parts, et ce « quelque chose » obsédant permet au roman de se dérouler comme la pelote emmêlée d’un fil, ténu, cassant, qui mène à la connaissance de la vérité. A la source, et donc à l’origine. Car cette question apparaît, dès le commentaire sur « l’étiologie douteuse » du crime, comme l’un des fils conducteurs du récit labyrinthique qui se déploie dans les mains de Guyot.

Au cœur de cet échange, se pose en effet une question obsédante, celle de la filiation et de l’héritage. Les personnages sont essentiellement les fils et filles de la dictature militaire, et assument cet héritage sous l’égide de parâtres corrompus, malfaisants, qui ont perverti la réalité, mais aussi les liens du sang, scellant par le crime ce qui aurait dû l’être par l’amour. Pour faire taire un homme, on tue son fils – ou le chien Fernando, seul muni d’un prénom, et substitut filial d’un couple heureux. Au couple « parental », fût-il bâti sur un atroce mensonge, s’ajoute la figure sinistre du parrain, protecteur de l’enfant et menace sur les parents qui parleraient trop. La jeune femme qui se tue au début du roman semble n’avoir pas de parents, ce qui ne fait qu’accentuer le mystère de ses origines et l’enchevêtrement d’une histoire singulière et nationale. Inversement, des figures maternelles se dressent, comme celle de la psychiatre Vera Ostots, près de laquelle Guyot glane des informations dans un café qui devient souricière. Mais le refuge devient piège, la figure protectrice s’éloigne et cesse d’aider le journaliste. Il s’avère impossible d’interroger les « parents » sur un passé qui les emprisonne encore et bloque toute tentative de vivre. A l’origine de cette filiation morbide, c’est le drame des « adoptions » d’enfants d’opposants par les tenants du régime pendant la dictature qui s’ébauche peu à peu. Le scandale n’a été révélé que tardivement, notamment par le combat du poète Juan Gelman et son récit par Carlos Liscano en 2004 : le livre qui retrace l’enquête d’un grand-père pour retrouver sa petite-fille, née en captivité et adoptée par des militaires, fait éclater au grand jour l’un des épisodes les plus traumatisants de l’histoire argentine, que de nombreux récits et films ont rendu publics lors de la dernière décennie. Des milliers d’enfants d’opposants politiques ont ainsi été élevés par d’autres parents, sans jamais le savoir, ce qui remet en cause toute la généalogie et l’histoire personnelle d’individus nés de l’horreur, de la violence et du mensonge. Comment une nation pourrait-elle se bâtir sur des origines aussi douteuses ? comment peut-on devenir adulte à son tour dans un pays double, ayant bâti sa fastueuse modernité sur un mirage démocratique ? Ce mensonge autour des biographies fictives des personnages qui peuplent le pays éclate lorsque Guyot lit le travail de Julia, dont il comprend qu’elle est le nègre – autre image de l’imposture et de l’illusion – des personnalités qui publient leur autobiographie :

« Pourquoi des récits de vie. Si semblables les uns aux autres. Même allure. Construits autour de ce qui est espéré de quelqu’un, mais non de ce que l’on est. Ça ne peut pas être de la littérature, pense Guyot. C’est un travail d’employé de bureau. Un bureau de vies édifiantes. Il rit. Imagine ces personnages entourés de petits-enfants, reconnus par leurs proches, bouffis d’autosatisfaction, fauteuil, regard du vieux guerrier au repos. Mensonges. Aucune vie ne ressemble à ça » (p.122).

Les ombres qui errent dans ce récit dense et oppressant contribuent donc à soulever l’un des enjeux majeurs de la littérature argentine de cette dernière décennie : celle des rapports entre l’individu et le système, celle de la réalité et de la fiction sur laquelle elle est bâtie, et celle du mal qui régit les rapports entre les individus dans un système qui reste dominé par le secret et la menace permanente. Le roman noir permet à Eugenia Almeida de donner forme à cette angoisse terrible qui étreint les fils et les filles de la dictature, enfants perdus dans les décombres d’un vaste mirage, cernés par les ombres puissantes d’un passé qu’on ne parvient pas à reléguer tant qu’on n’a pas fini d’en faire le procès. La lucidité, fût-elle portée par une tension très forte, est alors l’une des formes les plus courageuses qu’adopte le romancier pour affronter le présent et permettre à ses lecteurs de s’en emparer.




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